La Fontaine au long cours

 

Illustration : Spectacle Les 400 coups de La Fontaine
Avec le soutien du Conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes
Décors réalisés par les élèves de CM2 de l’École Françoise Dolto – Marcy l’Étoile
(Atelier Dominique Charrel – D’après modèles divers)

8 juillet 1621 – 8 juillet 2021

La Fontaine au long cours

Un pilote disait, le vent n’est plus contraire,
Le calme est revenu, mais il faut s’abstenir
De trop de confiance, et toujours on doit faire
Comme si la tempête avait à revenir.
Isaac de Benserade

 La Fontaine enseigne les arts de prévoir, et donc celui de durer.
Ce qui est plus utile que jamais pour Homo (dit Sapiens)

 Comme annoncé, vos hommages à La Fontaine seront mis en ligne le 8 juillet prochain, pour marquer cet événement.

En attendant et pour patienter, voici

 Quelques remarques sur la fable, le quatrain et le pantoun

     C’est La Fontaine lui-même qui a souligné le lien le plus profond qui rapproche son modèle, la fable d’Ésope, de celui du pantoun. C’est dans sa Préface au Premier Livre des Fables, dédié à Monseigneur le Dauphin, en 1668 : « L’apologue est composé de deux parties dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable ; l’âme, la moralité ». Du fait de sa structure équilibrée, tel un socle de statue, mais aussi de l’usage majeur, en Occident, que l’on fera du quatrain comme forme sapientiale, la forme quatrain s’est effectivement prêtée à de nombreuses mises en vers des Fables de la tradition. Tantôt c’est un retour à la dimension lapidaire d’Esope, qui permettait au passage de le rimer, de lui donner une « assise poétique » intangible (les Fables d’Ésope sont en prose) ; tantôt c’est une inscription dans le sillage de Phèdre, qui inaugurait en latin les versions versifiées (et réadaptées) d’Ésope.
Tandis que d’un côté les classiques – La Fontaine, Florian, etc. – augmentent donc  l’art de la fable héritée des maîtres pour en faire un poème majeur, lui donner de la noblesse (Phèdre était un affranchi), l’adapter au contexte du temps, les fabulistes du quatrain, eux,  entretiennent à l’inverse cette dimension lapidaire originelle, « pantounique », de la fable avec une comparaison moralisante – son noyau dur, son rapport « corps/âme ».
Ce sont là les deux côtés de la balance, mesure du célèbre idéal classique de l’Imitation des Anciens. Notre hommage à La Fontaine, illustre défenseur de cet idéal, nous a donné l’occasion de mettre ceci en évidence aussi bien dans nos traditions profondément françaises que dans les terroirs du pantoun.

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        A l’issue de cette redécouverte historique, un paradoxe apparent est évident : c’est justement cette similarité de structures qui rend l’exercice de pantouner une fable, de La Fontaine ou de tout autre modèle, très difficile, puisque fondamentalement « explétif ». Puisque le pantoun lui-même, dans ce principe, exigerait ce que n’exige nullement la simple mise en quatrain : de construire, si l’on peut dire, dans sa seconde moitié, une « moralité au carré ». Au mieux, on pourra écrire une fable « à la manière de… » : encore faudrait-il – normalement ! – que le « corps » et « l’âme » veuille bien alors se répartir également entre pembayang et maksud – ce que ne réclame évidemment pas le « simple quatrain » de nos fabulistes. (Ceci vaut pour le quatrain valant, a priori, pour d’autres « fables-pantouns » étendues, sizain, huitain, etc). La gageure était donc de taille, mais certaines contributions, comme des doubles-fables, ont manifesté un intérêt à confronter cette « contrariété ». Pour en rester aux seuls quatrains, on lira prochainement chez nos contributeurs quelques belles illustrations de la distinction entre la fable-quatrain, qui relève d’une tradition comme on va le voir plus loin, et la tentative de fable-pantoun, souvent les deux sous la même plume. C’est pourquoi nous avons donc retenu quelques unes des premières, quoique de nature non pantounique.
Heureusement, si « pantouner La Fontaine » conduisait à prendre toute la mesure de ce paradoxe, l’hommage invitait néanmoins à une grande liberté de mouvements, d’autant que les autres rapports entre le pantoun et la fable, ne serait-ce que thématiquement, culturellement, « écologiquement », sont nombreux. J’en ai signalé plusieurs dans mon recueil de contes animaliers Contes sauvages (Les Perséides, 2012) traduits d’après des textes malais dont le plus ancien manuscrit, conservé à la Bibliothèque Nationale, est précisément contemporain de La Fontaine. C’est qu’ils ont aussi une source commune : les fables orientales. On trouvera également dans le numéro 17 de Pantouns et Genres Brefs, quelques essais pionniers de Cédric Landri, qui anticipent ces pages.

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      Voici quelques fables-quatrains issues de la tradition française des « fabulistes du quatrain ». Je leur ajoute, pour le sens inverse, un quatrain de Phèdre développé par La Fontaine, et termine avec un essai de « fabulation » d’un authentique pantoun animalier malais. On en profitera pour constater combien, quelle que soit la fable, la dimension énigmatique du pantoun excèdera toujours de ce fait même toute  réduction à une moralité unique, quelle qu’elle soit. 

Isaac de Benserade (1612 – 1691)

Fables d’Esope en quatrains, dont il y en a une partie au Labyrinthe de Versailles, Paris, Chez Sébastien-Fabre-Cramoisy, 1678

      Dix ans après le premier recueil de La Fontaine et tandis que celui-ci est à l’apogée de sa gloire de fabuliste, Benserade publie 220 quatrains simples, dédiés au Duc de Bourbon.  Si La Fontaine, qui ne devient fabuliste que la cinquantaine passée, y trouve sa consécration, son ami et contemporain Benserade, en revanche, ne devient incidemment fabuliste qu’à la fin d’une longue carrière d’auteur de ballets et divertissements royaux. Mais sa réputation assoit cet exercice de mise en quatrains des fables pour les siècles à venir.

Exergue
Venez à la leçon, jeunesse vive et folle,
Ésope vous appelle à sa riante école :
Les Bêtes autrefois parlaient mieux que les gens,
Et le siècle n’a point de si doctes régents

Fable XI
Le Corbeau voulant imiter l’Aigle

La  Corneille escroqua la pâture de l’Aigle,
L’Aigle en rit comme font les magnanimes cœurs :
Aux petits appartient la fourbe, et dans la règle
Il vaut mieux que les Grands soient trompés que trompeurs.

Fable CLXXII
La Femme en travail et l’Époux

De sa Femme en travail l’Époux entend les cris,
Et la voyant par terre en la douleur cruelle,
Veut qu’on la mette au lit.  « Espérez-vous », dit – elle,
« Que le mal que je sens finisse où je l’ai pris ? »

Des versions à double quatrain ? Cf. Fable II Le Loup et l’Agneau :

Le Loup querellait un Agneau
Qui ne savait pas troubler l’eau ;
À tous coups l’injuste puissance
Opprime la faible innocence.

https ://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=hGsfDLooXPM

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Michel Delacour-Damonville (1690-1756)

 Fables moralisées en quatrains, Paris, Chez la Veuve Quillau, 1753

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Fable XIX
Le Pot de fer et le Pot de terre

 Un Pot de fer flottait avec un Pot de terre,
Qui fier de cet honneur tenait son quant à moi ;
Celui-ci l’approchant le brisa comme un verre,
Est bien fou qui s’allie à plus puissant que soi.

Fable XCIV
Le Chameau et l’Éléphant

Dans sa taille un Chameau mettait toute sa gloire,
Un Eléphant parut qui comme de raison
Sur l’orgueilleux Chameau remporta la victoire ;
Tout n’est grand ou petit que par comparaison.

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Charles-Louis Mollevaut (1775 – 1844)

Cent fables de quatre vers chacune, 1821

Fable I
Le Ver luisant

Un Ver luisant errait sous nos vertes charmilles ;
La flèche d’un Serpent lui déchire le sein :
Que t’ai-je fait, dit-il, misérable assassin ?
-Tu brilles.

Fable XVI
Les Fruits

Sur une table, à plusieurs mets
Succédèrent vingt fruits de riches pépinières,
Qu’au seul parfum nomma le plus fin des gourmets.
L’esprit fin nous devine à nos seules manières.

Fable XX
Les deux Médecins

Un Docteur brusquement pansait une blessure ;
Un plus adroit Docteur
Y posait une main et douce, et lente, et sûre.
Il faut ainsi panser les blessures du cœur.

Livre III
Le Vin et les Buveurs

https://www.youtube.com/watch?v=nr3Vo0lgD_Y

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Henri Dottin (1816-1883)

Fables en Quatrains, Paris, Charles Gosselin, 1840

Livre Troisième, Fable XII
Le malade et son médecin

« De mes biens, cher docteur, vous serez légataire,
Aussi de vous j’exige un dévouement entier. »
Le donateur dormait trois jours après sous terre.
Jamais d’un médecin ne fais ton héritier.

https ://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=ZUAyuhy5fU8

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Joseph-Henri Rossand

Fables en quatrains, Bourg, Chez Dufour, 1848

Fable XVIII
Le Loup converti

Détestant ses forfaits et maudissant sa race,
Un Loup s’offre à Guillot pour garder ses brebis ;
Mais le berger matois vous l’assomme sur place.
Je n’ai pas foi non plus à certains convertis.

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Phèdre

Fabula VII
Vulpis ad Personam Tragicam

PERSONAM tragicam forte Vulpis viderat :
O quanta species ! inquit ; cerebrum non habet.
Hoc illis dictum est , quibus honorem et gloriam
Fortuna tribuit, sensum communem abstulit.

Le Renard et le Buste

Apercevant un buste immense,
Le Renard s’écria : « Dieux ! la belle apparence !
Mais de cervelle, il n’en faut point chercher. »
Gens dépourvus de sens, et bouffis d’arrogance,
Voilà votre portrait, soit dit sans vous fâcher.

Traduction en vers français des fables complètes de Phèdre par M. de Joly, Paris, Chez Louis Duprat-Duverger, 1813

Le Renard et le Buste

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Les Grands, pour la plupart, sont masques de théâtre ;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L’Âne n’en sait juger que par ce qu’il en voit.
Le Renard, au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens ; et, quand il s’aperçoit
Que leur fait n’est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu’un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.
C’était un buste creux, et plus grand que nature.
Le Renard, en louant l’effort de la sculpture :
«Belle tête, dit-il, mais de cervelle point.»
Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point !
La Fontaine, Livre IV, 14

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Pantoun animalier malais

Kerbau berenang dalam tebat
dalam tebat digigit lintah
Kalau tak tahu kata nan empat
belum pandai memerintah

Un buffle nage dans le bassin piscicole,
dans le bassin piscicole, il est mordu par les sangsues ;
Quand on ne connait même pas quatre mots
on n’est pas encore capable de commander.

(Trad. littérale Georges Voisset)

Composez votre fable sur ce pantoun :

Le Buffle et les Sangsues

Dans un bassin entre deux rizières
Où son maître élevait des poissons
Un certain jour monsieur Buffle d’eau
Ayant eu vent du mot « natation »
S’élança les deux cornes premières.
À ce bruit  les Sangsues ne tardèrent pas trop
À chasser l’ignorant mammifère :
Quand on ne connait pas quatre mots
On ne vante pas son dictionnaire.
Imiter sans savoir est le signe des Sots.

Jean de Kerno